Réemploi des matériaux à l’épreuve de l’assurance construction

Plâtre, béton armé, composants électriques… Quand les matériaux des chantiers du BTP ont une seconde vie. Récupérés, ils peuvent être déconstruits pour être réutilisés. Une activité en plein essor. Mais alors que le législateur tend à en démocratiser l’usage, l’innovation et le réemploi des matériaux restent mal pris en compte par l’assurance construction. Un décalage qui traduit le fossé existant entre le cadre réglementaire, les spécificités de l’assurance construction en France et le modèle économique des assureurs.

 

Le législateur favorise le réemploi des matériaux dans le bâtiment

Le secteur du bâtiment est à l’origine de 46 millions de tonnes de déchets par an, soit 50% de plus que l’ensemble des déchets ménagers, et un large contributeur aux émissions de gaz à effets de serre – environ un quart des émissions nationales. Pour tenter de réduire l’impact environnemental du secteur, le législateur s’organise en valorisant le recyclage, et, depuis quelques années, le réemploi des matériaux de construction. L’augmentation des prix actuelle et les difficultés d’approvisionnements en matières premières renforcent l’urgence de cette transformation.

Dans la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015, la France a repris l’objectif de la Commission Européenne : valoriser 70 % des déchets du BTP en 2020. Dans ce cadre, une loi sur l’économie circulaire publiée le 11 février 2020 impose que la déconstruction et le réemploi soient privilégiés lors de tous travaux de démolition ou de réhabilitation. Depuis janvier 2022, les opérations de rénovation significative de bâtiments sont soumises, comme celles de démolition, à la réalisation impérative d’un diagnostic relatif à la gestion des produits, équipements, matériaux et déchets issus des travaux. Deux décrets publiés au « Journal officiel » du 25 juin 2021 détaillent le dispositif.

La récente évolution réglementaire qui permet de sortir les matériaux de leur statut de déchet en vue d’un réusage constitue une avancée notable. Mais alors que le législateur tend à en démocratiser l’usage, l’innovation et le réemploi des matériaux restent mal pris en compte par l’assurance construction.

Cette prise de conscience de la nécessité de réduire l’empreinte environnementale implique des évolutions marquées et rapides de toute la chaîne de la construction. Un changement qui percute de plein fouet le cadre réglementaire de l’assurance construction et le modèle économique des assureurs. Étant rappelé qu’en France, le constructeur est présumé responsable de toute atteinte à la solidité ou impropriété à destination de l’ouvrage durant 10 ans (garantie décennale).

 

« La question de l’assurance du réemploi des matériaux dans le bâtiment est celle qui pose le plus de problème en matière d’assurance puisque cela signifie assurer des constructions nouvelles avec des matériaux usagés. Sur ce point, nous sommes confrontés à un flou technique. Comment l’innovation peut-elle s’inscrire dans ce contexte ? » s’interroge Sarah Corbeau, chargée de compte construction chez Chevreuse Courtage. « Ce sujet est d’autant plus important que nos clients nous remontent que de plus en plus de mairies demandent que les opérations soumises à dépôt de permis de construire comprennent un pourcentage de matériaux de réemploi. »

 

 

L’innovation et le réemploi des matériaux à l’épreuve de la validité technique et donc de l’assurabilité

Sarah Corbeau, chargée de compte construction Chevreuse Courtage © Laurence de Terline

L’innovation est soutenue dans le secteur du bâtiment depuis toujours via certaines procédures : avis technique et document technique d’application, règles professionnelles acceptées telle celle sur la construction paille, appréciation technique d’expérimentation…

Ces évaluations indiquent aux assureurs que l’aléa est maîtrisé. Cette fiabilité statistiquement évaluée est reconnue dans la notion de technique courante, qui est utilisée par les assureurs mais également par les réassureurs. Ainsi, les assureurs doivent être capables d’identifier au sein des risques qu’ils garantissent ce qui ne serait pas de technique courante. C’est pourquoi, en l’absence d’éléments de validation probants attestant une fiabilité acceptable, nombreux assureurs considèrent que ce qui est nouveau est de technique non courante, ce qui signifie non pas que ce qui est prévu est mauvais mais que le taux moyen de défaillance n’est pas suffisamment évalué.

Ce flou s’applique aujourd’hui au réemploi ou aux techniques innovantes non validées.

« Tous les professionnels du secteur travaillent actuellement à la définition des conditions de réemployabilité des matériaux, mais comment garantir qu’un produit mis en place sur un ouvrage pendant une certaine période puisse garantir ses fonctions initiales sur un autre ouvrage, dans une autre région et dans d’autres configurations durant 10 ans ? » s’interroge Sarah Corbeau.

Pour se protéger, les assureurs demandent aux professionnels de l’acte de construire de procéder en amont à des analyses de risque, des essais, des tests, à la mise en place de procédures de contrôle suffisants pour que les organismes compétents (CSTB, CCFAT, C2P,…) puissent leur confirmer que le risque est maîtrisé.

« Seul hic, ces procédures sont longues (compter entre 4 mois à 1 an) et couteuses. Ce qui constitue un point bloquant. Les assureurs appellent de leurs vœux à ce que ces innovations validées soient formalisées dans un classement en technique courante. Mais nous n’en sommes pas là. L’écoconception est en train d’être discutée » déclare Sarah Corbeau. « Autre limite : la reconnaissance isolée d’un acteur type enquête de technique nouvelle (ETN), sans acceptation généralisée comme technique courante, ne peut rester que ponctuelle et temporaire. »

 

Évaluer la performance du réemploi, un impératif pour passer de la haute couture au prêt à porter

Pour un déploiement à grande échelle du réemploi des matériaux, il est indispensable de maîtriser précisément les leviers qui rendent le réemploi performant et d’harmoniser les pratiques d’évaluation pour sortir de l’approche chantier par chantier. Le réemploi ne s’improvise pas, et suppose de prendre des mesures adaptées tout au long du processus, depuis l’analyse et la description du gisement de matériaux à réemployer à sa remise en oeuvre, en passant par l’identification et la justification des performances attendues pour les usages futurs.

La performance du réemploi doit être évaluée et structurée pour répondre à des enjeux juridiques, d’organisation de la filière et des responsabilités de chaque acteur. Les attentes sont donc fortes et le potentiel du réemploi dépend largement de la robustesse des méthodologies d’évaluation de la performance.

La caractérisation des performances des produits issus du réemploi et de l’assurabilité des pratiques s’avère complexe du fait de la grande diversité des produits, matériaux et équipements et des performances à considérer ainsi que des conditions de vieillissement propres à chaque situation. De fait, il convient d’avancer par étape en se concentrant progressivement sur des familles de produits spécifiques.

 

Étape intermédiaire : intégrer la réversibilité pour mieux gérer le réemploi des matériaux

Lara Le Péru, associée Chevreuse Courtage © Laurence de Terline

Pour Lara Le Péru, associée chez Chevreuse Courtage, la réversibilité se présente comme l’un des éléments de réponses.

« Tendre vers un secteur de la construction durable est une ambition partagée par toute la profession, mais, nous sommes face à un socle législatif qui est allé très vite et les acteurs ne sont pas tout à fait prêts. Pour accélérer le recours au réemploi de matériaux, n’aurait-on pas intérêt à favoriser le changement de destination des ouvrages ? Cela pourrait constituer une étape intermédiaire en attendant que l’ensemble de la filière soit opérationnel que ce soit au niveau de la validation technique de ces nouveaux procédés qu’au niveau de la mise en place des REP. »

En effet, changer la destination d’un ouvrage en utilisant les matériaux retirés de l’ouvrage A pour les réintégrer dans ouvrage A bis, dans des conditions similaires, en obligeant les assureurs à donner une garantie décennale sur le nouvel ouvrage en partie déconstruit contribuerait à répondre aux enjeux du secteur et aux nouveaux modes de travail et permettrait de lutter contre le mitage urbain.

 

 

Le changement de destination d’un bâtiment permettrait de faire face à :

  • L’obsolescence accélérée et la vacance de m² de bureaux, car inadaptés à la demande
  • la raréfaction du foncier (dans les grandes métropoles notamment) et l’étalement urbain, mais une forte demande de logements ;
  • l’évolution des modes de vie, d’habitat et de travail (selon l’AQC, les bâtiments mettent désormais 10 ans à devenir obsolètes, contre 30 ou 40 ans avant) ;
  • les transformations urbaines ;
  • favoriserait le principe d’une démarche transversale basée sur l’économie circulaire.

 

Un point de vue partagé par l’ordre des architectes qui considère que le changement de destination d’un bâtiment est une solution au mitage urbain et une solution pour tendre vers une construction durable.